Mark & Jeycel
- Gaelle Muraca
- Oct 10, 2020
- 15 min read

Un 17 juin 2015 à 21H45
“Ça frappe au bureau non?!”
On baisse la musique, ça tambourine à la porte du bureau. Et, pas à moitié !!! On va ouvrir un peu surpris. Un samedi soir en général y’a pas grand monde qui vient nous rendre visite au fin fond du site 2 de Calauan... Devant nous, David, Mark et Richard. Ils sont en panique. Ils ont essayé d’appeler leur coach, en vain, car Loïc a oublié son portable à l’Entrepreneur House à Manille la semaine dernière, un volontaire va le lui ramener bientôt… Notre petit Mark essaie de nous expliquer quelque chose mais c’est incompréhensible, il bégaie et n’arrive pas a sortir un mot d’anglais. Il est à moitié en sueur. On finit par comprendre que sa petite copine, Jeycel, est en train d’accoucher. Elle a 16 ou 17 ans… C’est la petite soeur de Jerwin, un autre Jeune du centre. En bons Français, on se dit donc qu’il faut l’emmener à l'hôpital au plus vite. Mark nous dit que c’est sa belle-mère qui va l’aider à accoucher chez elle. “L’hôpital ça coûte bien trop cher.”. Il a une liste de médicaments qu’il doit aller acheter en urgence. Les contractions ont a priori débuté à midi… On imagine donc déjà la mini tête du bébé en train de sortir là...! Bordel, faut se bouger le train !
On essaie donc de prendre le KIA. Notre fameux bolide. Mais… il ne démarre pas. On le pousse. Il ne démarre toujours pas. On tente alors de prendre un tricycle. On va à l'entrée du site… Niet, aucun tricycle en vue. Il fait nuit noire. Il n’y a pas un bruit, le “no man’s land” ! On se dit donc qu’on va marcher en direction de la maison de Jeycel sur la grande route, entre le Site 2 et le Site 1, jusqu’à en croiser un. Au bout de 10 minutes, nous n’avons toujours pas croisé un chat. Rien ! Niet ! Nada ! ‘Wala’ comme ils disent ici les Philippins. La poisse. Mais en même temps à 22 heures et des bananas aux Philippines, au fin fond de la province de Calauan, c’est un peu comme avoir des boutons de sueur plein le torse en saison chaude… On se dit que c’est vraiment pas de bol, mais c’est tellement prévisible !
Il faut qu’on aille au moins jusqu’à la ville de Calauan donc c’est pas le portail à côté non plus les amigos. Y’a quand même sept bornes à s’enquiller. D’un coup d’un seul, je pense à notre super voisin, “Zorro”. Bon, c’est pas son vrai prénom évidemment… Mais il lui ressemble comme deux gouttes d’eau ! Tout est dans la petite moustache fine. Il suffirait de lui coller un costume moulant noir, un chapeau et un masque et on peut reprendre le tournage ! Bref, Zorro est un des chauffeurs de tricycles du site. Sa femme tient un des saris-saris à côté de chez nous. On les connait bien : s’il faut les réveiller, ça ne posera pas de souci et je suis sûre qu’ils vont être chauds patates. On rebrousse chemin, direction le Site 2 de nouveau ! Les voyages forment la jeunesse.
On voit la lumière de la loupiotte du sari-sari au loin, on court, on frappe comme des masses sur l’espèce de grande plaque qui ferme la boutique en criant des “Aaaaaate!!”, “Taoooo poooooo?” (“Y’a quelqu’un ?”). Elle sort en espèce de robe de chambre, les cheveux presque enroulés dans des bigoudis. Son mari est un peu dans le sac, lui il dormait… Oups. Mais il est super serviable donc après quelques coups de béquilles sur sa bécane de l’espace en mode “le tricycle nous fait le coup du KIA”... Finalement, le tricycle démarre et nous voilà partis récupérer la fameuse “ordonnance”. C’est à ce moment-là que tu réalises que tu pourrais être docteur en fait. Un morceau de papier déchiré dans une des pages de l’agenda LP4Y de Mark avec des noms de médocs écrits à l’arrache dessus. “Euh, tu es sûr que ça passe ça Mark ?” “Oui, oui, Coach, t’inquiète pas.” “OK…” Je m’inquiète pas. Je... constate. Rappelle-toi Gaëlle… “Il faut faire confiance aux Jeunes”!
Nous sommes désormais en recherche d’une botika (les pharmacies) ouverte 24/24 dans le fin fond de la campagne filipina. À Dayap, tout est fermé. À Calauan, c’est du pareil au même. On nous dit d’aller à Los Banos. Oula, c’est loin… Surtout en tricycle même si c’est un peu une DeLorean dotée de super pouvoirs. En temps normal ça prend facilement 30 minutes… Enfin, tu m’diras c’est pas la circulation qui va nous gêner là. Mais, faut bien compter 45 minutes en tricycle rien que pour l’aller. On se regarde tous dans le blanc des yeux. On a pas trop d’autres solutions. On sait même pas à quoi vont servir les médicaments mais bon, elle va déjà accoucher à 17 ans à peine dans sa maison avec sa maman alors ce serait bien qu’elle ait un minimum de trucs pour la calmer quoi. Allez, faut y aller ! On prend donc la route de Los Banos, pleine balle. Mark est livide. Avec Loïc, on se regarde sans parler. De toute façon le tricycle fait bien trop de bruit. D’ailleurs, ça ressemble plus à un bruit de tronçonneuse en fin de vie qu’un moteur de moto mais bon… Pourvu qu’on arrive au bout !
Finalement, “Zorro” voit une botika sur la route de Bay à mi-chemin entre Calauan et Los Banos. À la vitesse où il allait, il a eu bon oeil !
Je n’arrive pas à m’enlever de la tête cette petite, toute frêle, prête à accoucher sur le sol de sa maison à 17 ans, avec sa maman et ses soeurs. Ça me donne envie de prier pour elle, pour que tout se passe bien.
Mark ne déstresse pas, il ne trouve pas les mots pour parler, c’est dur dur pour lui. Il dit qu’il est excité mais tellement apeuré à la fois… Tu m’étonnes ! Il va être papa, il a 19 ans.
Bref, on emballe nos 300 pesos de médocs et on reprend le bolide de Zorro ! Sur la grande ligne droite entre Bay et Calauan, on a la sensation qu’on va bientôt décoller tellement le moteur fait du bruit.
On arrive sur le Site 1. Mark me propose de rentrer dans la maison pour voir Jeycel. Je suis la seule femme donc la seule autorisée à rentrer, même lui, futur papa, ne peut pas (cutlure philippines oblige). Je rentre un peu hésitante. Jeycel est sur un banc, les yeux remplis de larmes, le nez tout rouge et irrité à force de se le frotter avec le revers de son t-shirt. Elle se tient le ventre avec un visage crispé par la douleur. Ça a l’air tellement douloureux… Elle a le regard paniqué. Elle pleure en continu mais en silence. Elle agrippe ses mains sur le banc, elle va en arracher un bout. Je ne sais pas quoi faire pour l’aider.
Sa maman lui crie de se lever en tagalog. Je sursaute à moitié. “C’est pas en restant assise que le bébé va sortir. Lève-toi !”
Il devrait arriver à 1 heure du matin selon les pronostics de la maman. Encore deux heures... Jeycel se lève en s’accrochant tant bien que mal à une table, elle tremble de tout son corps. J’ai peur qu’elle tombe tellement elle a l’air affaibli. Elle est si fine, si maigre et… son ventre est si gros. Je me demande comment son corps et son bassin vont supporter tout ça. Je suis sûre qu’elle ne sait même pas ce qui l’attend, qu’elle ne comprend pas du tout ce que sont ces douleurs aiguës qui lui percent le ventre, que personne ne lui a expliqué pourquoi elle a des contractions... Sur toute sa grossesse, elle a sûrement dû voir deux fois à tout casser le gynéco ou sûrement juste un docteur lambda d’ailleurs... et encore.
Sa maman me sourit. Elle, elle a l’air assez relax. Ça fait un sacré contraste. Elle me montre un espèce de drap troué, plié en quatre sur le sol en béton brut. Trois ou quatre petits chiots, fraîchement nés eux aussi, jouent à moitié sur le drap en le tirant d’un côté et de l’autre. La maman remet le drap à peu près droit. Je regarde la maman faire. Je regarde Jeycel. Et, là, je comprends d’un coup que c’est le drap où Jeycel va accoucher dans quelques heures !!! Bordel… Mais c’est pas vrai ?! Elle ne va pas accoucher par terre avec quatre chiots... Je ne sais plus quoi penser. Honnêtement, j’ai peur pour elle. Et si elle fait une hémorragie ? Et, si le bébé a besoin de soins? Je ne suis pas du tout pro-hôpital ni médecin ni médicament mais… Bon sang… On parle d’accoucher avec ta mère comme sage-femme sur ton sol en béton avec des chiens en guise d’accueil et avec un premier hôpital à presque 45 minutes de là mais sans aucun moyen d’y aller. C’est violent. Je me répète en boucle dans ma tête “Allez bats-toi ma petite Jeycel ! Sois forte ! Ça va bien se passer !”.
On doit partir. Je vais donc voir Jeycel une dernière fois. Elle n’arrive même plus à me regarder. Elle a les yeux dans le vague, toujours remplis de larmes. Son visage aussi est mouillé de larmes. Je lui dis qu’elle est absolument incroyable, qu’elle m’impressionne de son courage, qu’elle va y arriver et que tout va bien se passer, qu’ensuite elle aura un magnifique bébé, il va être le plus beau du monde. Je le pense tellement fort. Ah lalalaaa… Doux Univers, aide-la ! Moi, du haut de mes 27 ans sans enfant (et complètement flippée d’en avoir), je suis en admiration devant la force de ce petit bout de femme, de dix ans ma cadette.
Nous reprenons la route en répétant environ 1000 fois à Mark de nous appeler s’ils ont besoin de quoi que ce soit. De retour au Site 2, on dit à notre chauffeur de ne fermer qu’un oeil histoire de pouvoir réagir vite si besoin. On est tout chamboulés. On a fait les “grands” qui rassurent mais, en fait, on pèse pas grand chose face à tout ça. Tout est hors de nos références “à la française”.
Finalement, nous n’avons pas été appelés pendant la nuit. Maria Princesa est née aux alentours de 2 heures comme diagnostiqué par la maman. Un mini bébé, tout fin, avec des mini jambes toutes fines. J’avais peur de la casser en la prenant dans mes bras. Là encore, nous avons l’habitude de voir des bébés “potelés”; avec des bons plis à l’entre-cuisse, sur les coudes... Ben, oui… Jeycel n’a eu ni les conseils de personnes spécialisées, ni le suivi médical adéquat, ni la capacité financière d’avoir une nutrition adaptée à cette période si spéciale qu’est la grossesse.
Quand tu arrives en tant que volontaire, tu es choqué par beaucoup de choses que tu “vois”. Les “maisons” faites de pièces de tôles, de plastiques, de récup’ en tout genre où vive toute une famille de trois générations que ce soit sous des pluies torrentielles, en plein typhon ou dans la moiteur épaisse des 40 degrés de la saison chaude. Les gens que tu vois dormir dehors, sur une natte ou un morceau de carton, juste devant leurs maisons pour éviter un peu les moustiques car ils n’ont ni ventilateur ni moustiquaire. Les bougies au seuil des maisons pour éclairer car ils n’ont pas l’électricité. Les enfants à moitié nus qui jouent avec des morceaux de jouets cassés qu’ils ont trouvés par terre. Les onze ou douze personnes vivant tous dans la même pièce de vingt mètres carrés, 24/24, oncle, grands parents, petits enfants, cousins, tout âge confondu. Les chiens enfermés dans des cages à longueur de journée, qui ne peuvent même pas s’assoir car leur chaîne est trop courte. La couleur et l’odeur des rivières du coin, croupies, bulleuses et jonchées de déchets. La violence de certains parents qui viennent chercher leurs enfants en pleine rue en les attrapant par les cheveux, en les tirant jusqu’à la maison, en hurlant des insultes. La jeune fille handicapée de la rue d’à côté qui est “parquée” dans quatre mètres carrés.
Puis… tu passes le stade du “voir”. Tu entres dans le stade du “vivre”. Les maladies qui selon toi n’existaient plus, comme la tuberculose, sont des maladies “courantes” dans ton nouveau “chez toi”. Ou les maladies “courantes”, comme l’asthme, loin d’être “graves” à tes yeux, qui ne t’ont jamais vraiment inquiété jusque-là mais qui, ici, tuent des enfants de quatre ans en quelques heures. Bref, au fur à mesure que les jours passent, tu réalises que ce que tu “vois” c’est juste la partie émergée de l’iceberg. La pauvreté, c’est profond. C’est vraiment profond. Ce n’est pas qu’une histoire de biens matériels ou de nourriture. C’est l’ignorance malgré soi, les addictions pour oublier, le manque d’accès à tout : le savoir, les services, tes propres droits,... Ils sont loin de tout et souvent ils ne le savent même pas. L’exclusion quoi.
C’est pour ça que Jeycel est devenue, malgré elle, maman à 17 ans. Tout d’abord, parce qu’elle ne sait pas comment fonctionne son corps et, encore moins pourquoi a-t-elle ses règles? Qu’elle n’a su à aucun moment ce qui se passait dans son corps. Qu’elle ne savait même pas comment ce bébé allait “sortir d’elle”. Alors, oui, cette petite Princesse est née, finalement, en bonne santé, tout s’est bien passé et on a célébré tout ça. Evidemment ! Mais… Vraiment, ces jeunes sont des guerriers de la vie.
Un simple mal de ventre
Jeycel a intégré l’équipe Green Garden début 2016, accompagné de son super coach, Alex. Alex c’est notre nouveau coloc, il est arrivé en août, juste à temps pour remplir de basilic la toute nouvelle serre prototype en bambou que nous venions de terminer avec l’équipe Eco-construction. La fameuse tentative d’arc-boutage de bambou… qui a fini en emboîtage assez technique, assez stylé… mais peu réplicable! Bref. Juste à temps aussi pour que je lui refile la dengue à peine deux semaines après son arrivée. Le petit veinard. Ah, ben oui, on partage tout entre volontaires. Bref, la troisième équipe du centre de Calauan a repris vie grâce à Alex et nous avons donc accueilli Jeycel.
Elle était super motivée mais on partait d’environ -1000 sur l'échelle de Richter en termes de confiance en elle et de contexte familial stable. Sa maman était très encourageante mais cela ne suffisait pas. Une santé d’oisillon avec un petit bout à gérer en dehors de sa formation. Même si sa maman s’en occupait pendant la journée, la combinaison “suivre une formation pour me préparer au travail + être maman” reste clairement pas évidente. Surtout quand tu as 17 ans, que tu n’as pas un rond, environ huit frères et soeurs, pas de papa, que ta maison prend l’eau à chaque pluie, soit quotidiennement. Voilà quoi.
Mark, son copain et le papa de son petit bout de chou, avait terminé sa formation LP4Y et cherchait un travail. Il revenait régulièrement demander des “saving out” (retrait de ses épargnes LP4Y) pour payer le transport, et aller à ses entretiens et compagnie.
Un jour, Jeycel ne vient plus à la formation pendant plus d’une semaine. Elle dit avoir mal au ventre. Alex prend de ses nouvelles régulièrement via Mark ou en allant lui rendre visite chez elle car elle n’a pas de portable. Elle revient quelques jours puis est de nouveau absente. Elle revient souvent mais c’est, au final, pour demander de l’argent afin de pouvoir se soigner. Sujet sensible car elle n’est qu’en Autonomy step donc n’a pu encore épargner que très peu d’argent et cet argent mis de côté est dédié uniquement à son intégration professionnelle (acheter une tenue professionnelle pour ses entretiens, faire ses documents officiels, acheter un portable… ). Dans ces moments-là, ça arrache toujours le coeur en tant que coach de devoir refuser de donner mais nous ne sommes pas là pour ça et d’autres organismes existent. D'où l’importance de s’entourer d’un bon réseau, de connaître ce qui existe autour de nous pour agir tous ensemble. La santé est forcément toujours prioritaire mais LP4Y n’a pas pour vocation à assister les Jeunes sur cette problématique-là, nous ne sommes pas experts en la matière et nous devons nous référer aux autres organismes existants. On l’a donc envoyée vers les associations du coin ou structures de santé publiques de Calauan que nous connaissions. Personne ne trouve ce qu’elle a.
Un jour Mark arrive en panique au centre. Il veut absolument de l’argent. Jeycel ne va pas bien du tout. Elle a des crampes dans le ventre. Elle doit aller à l'hôpital en urgence. Après discussions entre volontaires, on décide que c’est la dernière fois et qu’ensuite il faut garder le peu de savings restants pour son retour et sa future intégration professionnelle. On réalise aussi que Mark a dépensé tout son argent pour soigner Jeycel au lieu de faire sa recherche d’emploi… On le comprend, évidemment... Mais du coup, il n’a lui non plus presque plus d'argent de côté. Il faut donc réfléchir long terme, on ne peut pas leur donner plus.
Quelques heures plus tard, Mark appelle Alex. L’état de Jeycel s’est encore détérioré mais l'hôpital refuse de la soigner car ils n’ont pas assez d’argent pour payer. Alex sait qu’il doit dire non mais c’est tellement dur. Il revient nous voir, on discute à nouveau et on revient sur la même décision. LP4Y ne peut plus payer les frais médicaux, on est déjà allé trop loin. Je me suis déjà renseignée auprès de la Mairie, on peut avoir jusqu’à 2000 pesos de frais médicaux remboursés mais il faut qu’ils les avancent. Il y a certainement un voisin qui doit pouvoir les aider et ensuite on fera les démarches pour le remboursement avec eux.
Encore quelques heures plus tard, Alex reçoit un texto “She lost our baby Coach.” ("Elle a perdu notre bébé, Coach.")
Jeycel était enceinte mais personne ne l’avait remarqué. Elle a donc pris des médicaments qu’il ne fallait pas ou justement pas pris les médicaments qu’il aurait fallu. Elle a fait une hémorragie. Les médecins se sont alors rendu compte qu’elle était, en fait, enceinte de quatre mois. Elle a donc dû accoucher de son bébé mort-né.
On était tous les deux avec Alex. Assis dans ce foutu bureau vide. Nous aussi, on était vide. Devant ce texto. Les larmes aux yeux. Et on se repassait toute la scène. On se repassait chaque étape. On se demandait pourquoi on n’a pas vu, pas compris. Pourquoi? Pourquoi on n’a pas de donner ces derniers savings… Peut-être que ça n’aurait rien changé… Peut-être que ça aurait tout changé. On prend la voiture et on part à l’hôpital public de Bay où elle est avec sa maman et Mark. Honteux.
Arrivés sur place, on se dirige vers la zone “Urgences Maternité et Pédiatrie”. C’est la première fois que nous venons dans cet hôpital. C’est donc “ça” les hôpitaux publics des Philippines. Les hôpitaux pour les pauvres. Les chambres sont, en fait, des énormes dortoirs, bondés, sans air qui circule. Des bébés pleurent de partout. Des femmes enceintes sont couchées sur le sol entre deux lits. On entend des gémissements. Les familles sont aussi là, assises par terre sur des couvertures avec des petites installations de survie : eau, nourriture, ventilateurs parfois avec des multi-prises dans tous les sens qui traversent toute la pièce, branchées les unes sur les autres… C’est un carnage cet endroit. Et, en plus, ça pue. Une odeur entre l'hôpital, le sang, la maladie, la détresse. C’est morose. En fait, c’est comme une odeur de douleur qui stagne dans l’air. Mark nous appelle et nous dit de nous mettre dans la salle d’attente. On se retrouve donc dans la “salle d’attente”, un couloir doté d’un alignement de sièges en plastique, bien trop peu pour le nombre que nous sommes, la moitié étant cassée de toute façon. Couloir où passent régulièrement des brancards avec des femmes qui se tiennent le ventre en se tordant de douleur. On est en pleine hallucination. On est les seuls blancs, tout le monde nous regarde. D’habitude les Philippins sont ultra souriants avec des étoiles dans les yeux, mais pas ici. Ici, les gens te regardent et se disent que ceux que tu accompagnes ont bien de la chance d’avoir des blancs pour payer leurs factures. S’ils savaient.
Finalement, on aperçoit Mark puis Jeycel qui arrivent lentement. Elle est blafarde. Elle a le regard au sol, les yeux écarquillés qui paraissent même ne plus ciller. Sa maman la guide en lui tenant le bras. Elle marche en boitant, en tremblant, les jambes écartées avec les pieds qui frottent lourdement le sol. Ça finit de nous arracher le coeur. On imagine tout, juste en la voyant. Mark nous serre la main avec les yeux encore rouges et pleins de larmes. Sa main tremble mais nous serre fort. Il nous explique que depuis qu’ils l’ont “forcée à faire sortir le bébé”, elle ne parle plus et qu’elle est comme ça. Les médecins ont quand même dit qu’elle pouvait rentrer car l’hémorragie était contrôlée.
Nous l’avons donc ramenée chez elle. Nous sommes retournés la voir régulièrement. Elle est restée dans cet “état de choc” pendant plusieurs mois, sans sortir de chez elle, sans bouger, sans parler, sans presque manger. J’ai essayé de trouver un psy via la Mairie de Calauan qui nous aide beaucoup mais cela n’a rien donné. Les services psychologiques existants sont inaccessibles car soit payants et hors de prix soit géographiquement trop éloignés. Alex ne s’en remettait pas. Il faisait des cauchemars. On en a reparlé très très très souvent ensemble. En se disant l’un l’autre qu’on était reconnaissant d’avoir pris cette décision pourtant “juste”, de ne plus donner d’argent, ensemble, car sinon elle aurait été terriblement lourde à porter seul… Déjà qu’elle était tellement indigeste pour nous tous.
“Coach, je marche. J’ai besoin d’aide.”
Un peu plus d’un an plus tard, ils ont finalement eu un second bébé. Mary Fiencexhell de son petit nom a redonné la joie de vie, l’étincelle à Jeycel. Petite vie qui en a amené une troisième, Steph Kyrie, dernier petit homme de cette belle famille, né juste avant la pandémie du coronavirus en ce début d’année 2020.
En avril, Mark a contacté Loïc, son ancien coach, maintenant en France via Facebook. Loïc m’a aussitôt écrit en me disant que Mark était dans une situation difficile. Initialement à Raipur dans le Chhattisgarh, je venais tout juste d’arriver à Bombay pour aider les Jeunes du centre qui allait être fermé. Au moment où j’allais écrire à Mark, Mark m’avait déjà envoyé un message me disant “Coach, je marche. J’ai besoin d’aide.”. Le confinement ayant été acté presque du jour au lendemain, il s’est retrouvé bloqué à Manille, à 70 kilomètres de Calauan, sans aucun transport pour rentrer. Sans avoir pu recevoir son dernier salaire, comme les ¾ des ouvriers ou employés, il était en train de rentrer à pied jusqu’à chez lui. Sans eau ni nourriture. Mais surtout, il savait qu’en arrivant sa famille avait besoin d’argent… qu’il n’avait pas. Avec notamment un bébé de quelques semaines seulement. J’ai donc relayé la situation auprès de la nouvelle équipe en place à Calauan aux Philippines. Quelques jours plus tard, Mark rencontrait le nouveau-nouveau-nouveau-nouveau coach Eco-construction, Anthony, afin de pouvoir payer du lait et des couches pour son petit bébé.
Et, là, malgré le fait que LP4Y ne soit pas un organisme d’urgence, je suis vraiment fière d’avoir été volontaire sur le terrain pendant cette période extrêmement hors du temps qu’ont été les longs mois de confinement. Honnêtement, je suis fière des décisions et des actions qui ont été mises en place par LP4Y. Oui, ce n’était pas notre coeur de métier. Oui, on a dû aller un peu à l’encontre de notre propre conviction de “non assistanat”. Mais les valeurs sont restées les mêmes et avaient tellement de sens, encore plus de sens : travailler main dans la main avec les autres acteurs existants et, surtout, être là pour les Jeunes quoi qu’il advienne, les écouter, comprendre leurs situations, les aider. Mark et Jeycel en ont eu un bon exemple et je suis heureuse qu’eux, en particulier, aient pu bénéficier de notre aide. Plus de quatre ans après leurs premiers pas dans la grande famille LP4Y.
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