Prakash
- Gaelle Muraca
- Oct 10, 2020
- 20 min read

"Je dois prier Jésus"
“Madame Ji, j’ai besoin d’une salle. Je dois prier Jésus.”
Oula… je zoome et re-zoome avec ma tête comme pour faire le focus!
“Tu dois prier Jésus ?”
“Oui, Madame Ji”
“Ah non, je ne suis pas Madame et pas besoin de “Ji”!! Coach Gaelle ou Coach ou Gaelle tout court si tu veux mais pas de Madame !!
Tu veux prier mais… Maintenant ? Enfin, je veux dire… tout de suite ?”
“Oui, Madame Coach Ji, tout de suite. Il faut que je remercie Jésus pour aujourd’hui.”
Je suis littéralement sur mon arrière-train. Hé ben, mon petit, c’est bien la première fois qu’on me demande ça, ici, à Raipur. Peu surprenant en plein coeur des Philippines au Green Village Calauan mais en plein coeur du Chhattisgarh en Inde, je m’attends plutôt à ce que tu arrives avec un petit plateau en cuivre tout mignonnement décoré, rempli d’un foisonnement de couleur et de textures et que… Bam ! Tu me colles un gros point rouge de “kum-kum” accompagné de ces trois-quatre grains de riz curcuma-huile de moutarde en plein milieu du front, me donnes des gros morceaux de sucre blanc difformes mais croustillants en me rappelant “Main droite.” et que tu m’expliques que c’est la fête de Ganesh, le Dieu à tête d’éléphant... par exemple. Mais Jésus ? Je n’y étais pas du tout là !
Quel est le nom de ce Jeune déjà ? J’ai oublié. Typique du premier jour de batch. Trop de jeunes à l’horizon. Enfin “trop”, ils ne sont jamais trop. C’est tellement fouuuuuu ces débuts de batch ! On vient de terminer le premier dîner tous ensemble. L'équipe vaisselle astique les inox. L'équipe nettoyage frotte le carrelage. Il est 21h et quelques, la nuit est déjà bien noire depuis 18h.
“OK, tu veux prier. Mais tu te rappelles que nous sommes une organisation non religieuse, donc nous n’avons pas de “lieu de culte”. Tu peux t’installer une petite zone de prière dans le dortoir. Les filles avaient fait ça au dernier batch.”
“Oui, oui je sais. Mais j’ai demandé le jour du Discovery Day si je pourrais prier et aller à l'Église le dimanche. On m’avait dit oui. C’est très important pour moi, Madame Ji. Sinon, je ne peux pas rester ici.”
“Non, non, pas de souci, tu peux prier évidemment!”
“Je ne peux pas prier dans le dortoir, il y a trop de monde. J’ai besoin d'être seul pendant au moins une ou deux heures.”
“Une ou deux heures ? Tu te rappelles que le couvre-feu est à 22h30?”
“Oui, oui, Madame Ji. Mais j’ai juste besoin d’une salle.”
“Pas Madame ! Coach ! Ah ah ! OK… Euh… La Banque ça te va ? Tu as besoin de quoi ?”
“Rien, Madame Coach Ji, j’ai juste besoin d'être seul.”
“OK, je te donne les clés et je reviens frapper à la porte vers 22h20 si tu n’es pas sorti, sinon tu reviens me donner les clés, d’accord ? Mais tu ne te fermes pas seul dedans OK ?
Et, désolé de te redemander mais tu t’appelles comment déjà ?”
“OK, Madame. Mon nom est Prakash Vaghmare.” “Aaaah ! Tu es le frère de Jyoti, ça y est, je me rappelle ! Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau !”
Et, c’est comme ça que la “Banque de Saragreens” (la micro banque créée et nommée par les Jeunes sur le Green Village Raipur) est devenue un cocon de prières et de gratitudes nocturnes pour ce jeune, si particulier et unique, que j’allais avoir la chance de découvrir pendant les trois prochains mois, Prakash.
Le labyrinthe de l'intégration professionnelle
C’est parti Josy ! Dernier jour de batch pour Prakash, Sagar, Hemant et Rakesh. Ils repartent tous les quatre à Dongargarh aujourd’hui. Une ou plusieurs semaines de repos chez eux puis ils attaquent leur boulot !!! Hip hip hip ! Hourra ! J’ai un rendez-vous avec un nouveau potentiel partenaire intégration, je les dépose donc à la gare sur la route. Ils sont tous beaux dans leurs petites chemises repassées, leurs pantalons noirs, chaussures propres,… On dirait presque qu’ils vont encore passer des entretiens tellement ils sont pros ! Leurs familles vont être tellement fières de les voir arriver comme ça… Ça fait toujours un petit quelque chose de leur dire au revoir en fin de batch, on a un peu le coeur serré des deux côtés. Mais, en même temps, il y a l’excitation de leur début de vie professionnelle !! Aïe aïe aïe !! Et puis, c’est sûr à 300% qu’ils reviendront un de ces quatre sur le GV. Les STARS du GV Raipur (“anciens jeunes” ou “alumni” élèves”) sont des plus actives, dès le début du batch prochain, ils seront présents pour accueillir les petits nouveaux, je le sais bien.
Prakash a longuement hésité pour sa sélection de taf. Il a tellement été à fond pendant tout le batch qu’on ne s'inquiétait vraiment pas pour les trois dernières semaines de recherche d’emploi. Et, effectivement, sans surprise il a eu foison d’offres. Son rêve c’est de devenir comptable. Son objectif là-tout-de-suite-maintenant en sortant de la formation c’est de rentrer dans un Département Finance, d'être Comptable Junior. Bon, en Inde, il faut des diplômes, être “chartered”, patati patata. On connaît la chanson. Mais lui il a pas besoin d’un papier pour montrer de quoi il est capable. Il faut juste le laisser parler et expliquer ce qu’il a fait et ce qu’il est prêt à faire. Avec la motivation qu’il a, sa curiosité insatiable, sa jugeote, les centaines d’heures passées à s'entraîner sur Tally chaque soir (“le” logiciel indien de comptabilité que toutes les boîtes utilisent) : une main sur l’ordinateur de gauche, une autre main sur l’ordi de droite pour faire défiler le tutoriel YouTube. Sans parler de son expérience à la Bank de Saragreens où il a épluché les cash books, re-re-re-compté les cash boxes, passé au peigne fin les comptes courants, renfloué les comptes épargnes, encaissé les chèques, expliqué les crédit-débit à chaque jeune, vérifié les reçus, cherché les erreurs de cash, de lignes, d'entrées de données. Bref, je vous assure, il était à point !
Mais c’est plutôt les offres en face qui étaient mi-figue mi-raisin. Première offre : Poste de comptable junior à 3.000Rs par mois (moins de la moitié du salaire minimum légal…) pendant les cinq premiers mois “seulement” “pour débuter”. C’est plutôt après les 3.000Rs qu’il faut mettre un “seulement” ! Allons-y Messieurs Dames! Allons-y franchement, sans aucune honte, lançons de la caillasse sur les Jeunes compétents mais sans diplôme !! A votre bon coeur M'sieurs, Dames ! (Rageant). Deuxième offre : Autre poste de comptable junior… Même plan foireux mais sur trois mois “seulement”. Mais on s'améliore, notons-le ! Troisième offre : Boulot d’analyste de stock exchange (oui, on part sur un truc plus techos là !). 5.000Rs/mois (Aaaah mieux ! Toujours en dessous du salaire minimum mais on s’en rapproche).
“Combien de mois de test avec ce salaire Monsieur ?”
“Ce n’est pas un test, c’est le salaire.”
“Car 5.000Rs c’est en dessous du salaire minimum. Je peux commencer quelques mois comme ça mais j’aimerais au moins 6.000Rs par mois pour pouvoir me payer mon logement...”
“Y’a pas de revue de salaire pour les nouveaux. On verra plus tard.”
Ah ben… c’est dommage parce que plus tard il sera embauché ailleurs avec une bien meilleure reconnaissance !!! Bref, il en a essuyé des propositions aux ras des pâquerettes ou d’autres qui étaient financièrement intéressantes mais pas dans son domaine de prédilection (marketing, vente…). Il gardait quand même confiance, convaincu de ses compétences, pas prêt à accepter n’importe quelles conditions.
Presqu’à la fin des trois semaines, les autres Jeunes étaient embauchés les uns après les autres et partaient du centre pour débuter leur “nouvelle vie”… Prakash continuait chaque jour ses boucles sans fin prospections-appels-entretiens-relances. La motivation commençait à être un chouilla entamée. “Coach, tu crois qu’il faut que je rappelle les boîtes qui me proposaient des postes de vente ou de marketing ? Au moins, j’aurais un salaire décent.”. Finalement, il avait le choix entre un poste de vente dans un magasin d'aménagement intérieur et un poste de comptable junior dans une start-up de vente de fruits et légumes. Le premier était au-dessus du salaire minimum, avec un jour de repos, mais sans logement et sans nourriture inclus. Et, ce n'était pas dans la Finance. Le deuxième était en-dessous du salaire minimum mais avec logement et repas du midi inclus. Et, c'était dans la Finance. Il a beaucoup hésité puis a choisi de suivre son rêve dans la comptabilité.
Le centre a fermé pendant les deux semaines inter-batch. Prakash a débuté son travail comme prévu depuis bientôt une semaine. Il m’appelle. La boîte n’a, en fait, pas de logement, il va donc dormir dans l'entrepôt le temps qu’ils trouvent un endroit pour lui. Hummmm… “Bof” mais pas le choix a priori. Deuxième appel deux semaines plus tard. Le repas de midi n’est, au final, pas payé par la boite car la cantine de l’entreprise n’est pas encore ouverte, il n’a pas d’endroit pour cuisiner donc il doit manger dehors mais c’est dans une zone industrielle, il n’y a que deux boui-bouis aux alentours qui sont des Boui-Bouis trois étoiles au Guide Michelin (car nouvelle zone d’activités un peu huppée de la ville !) et, du coup, ça coute entre 100 et 150 Rs pour le déjeuner. Il a décidé de sauter un repas sur deux pour économiser. J’ai une première fois son manager au téléphone pour discuter de la situation, il va en discuter avec lui et trouver des solutions. “Evidemment que Prakash doit manger le midi”. Il me recontacte pour qu’on se rencontre et discute… Niet. Un mois plus tard, Prakash revient au Green Village.
“Mais tu ne travailles pas aujourd’hui Prakash ?”
“Coach, je n’ai pas eu de jour de repos depuis que j’ai commencé il y a trois semaines. Je leur ai dit que j'étais trop fatigué et que je devais aller au Green Village.”
“Whaaaaat ??? Mais tu as discuté avec ton Manager de tout ça ? Qu’est ce qu’il te dit ?”
“Coach, je mange une seule fois par jour car tout est trop cher, je dors par terre avec la lumière dans un entrepôt entre les cartons de légumes pour pas que des voleurs viennent prendre les produits.”
“QUOI ???”
“Et, je commence tous les jours à 5 heures du matin. Ensuite, je termine à 14 heures. Mais je n’ai pas le droit de sortir “au cas où il y ait des livraisons, il faut que je sois à l'entrepôt”... Et, parfois mon chef m’appelle à 23 heures pour que je fasse des factures “en urgence”. C’est trop dur Coach, je vais arrêter.”
Je ne savais plus quoi dire. J’ai rencontré son manager deux fois avant qu’il l’embauche… C’est un jeune, il monte juste sa boite, il est à fond, il veut soit disant redynamiser sa région, il m’a dit vouloir aider les Jeunes… Je ne comprends pas ! Je le rappelle.
J’ai donc fini par avoir son Manager qui m’a dit que Prakash était “paresseux et inefficace”. Il m’a certifié que rien de tout cela n'était vrai. Il allait avoir un appartement tout neuf d’ici trois semaines, de quoi se plaignait-il ? Non, Prakash ne travaille jamais les après-midis. Ah l'entrepôt ? Non… pas du tout la responsabilité de Prakash. C’est juste pour rendre “un peu” service. En ce moment, c’est juste exceptionnel car le gardien………….. “Blablablabla” comme disent souvent les indiens. “Mais bon si Prakash n’est pas prêt à rendre un peu service”. Je suis perplexe. Il est pas clair ce gars, je sentais clairement de la mauvaise foi dans sa voix mais en même temps sans l’avoir en face, difficile de juger. En tout cas, il me prend un peu pour un lapin de deux semaines... Une chose est claire : ma langue ne m’aurait jamais permise de prononcer “Prakash” et “paresseux” ou “inefficace” dans la même phrase ! Il était un des jeunes les plus au taquet… Restons calme. Le bénéfice du doute… Retournons voir cette boîte et rencontrons ce Monsieur.
Bon, au final, après trois semaines de plus à tenter de rencontrer le Manager en question (“Ah vous êtes à l'entrepôt. Zut alors… Je suis vraiment désolé j’ai dû partir pour…”) puis commencer à ne plus avoir aucun retour à mes appels, Prakash est tombé malade. Manque de nourriture, manque de sommeil, fatigue, trop de pression, Manager qui lui faisait sans doute “payer” d’en avoir parlé à ses coaches… Il est rentré chez lui à Dongargarh. Il avait de la fièvre depuis quatre jours, il était cloué au lit. Echec cuisant, pour lui et pour nous, les coaches.
Il se remet sur pied, retrouve sa motivation, reprend sa recherche d’emploi avec son portable depuis chez lui et nous informe régulièrement. Il a rappelé toutes les boîtes qu’il avait démarchées pendant sa dernière recherche d’emploi. Le fameux poste de vente est déjà pourvu mais le patron “veut Prakash” et lui offre donc de venir quand même sur un autre poste. Quatre jours après avoir débuté son nouveau travail, sa grand-mère décède. Noooon!!! Si. Il doit rentrer à Dongargarh car son père est également malade. Il est donc le seul homme de la famille, c’est sa responsabilité. Il informe son nouveau manager en s’excusant et repart honteusement.
C’est comme ça qu’il est finalement revenu à la recherche d’emploi du batch suivant. Le Grand Prakash est de retour, full motivation. En plus, avec son expérience, il explique et coache les nouveaux Jeunes du batch qui découvrent la recherche d’emploi. C’est nickel Michel ! Il passe plusieurs entretiens, il est prêt à commencer un nouveau boulot.. Et puis, finalement, un jour il me demande s’il aurait le droit de “juste reprendre le business de son père”. Comme si on “donnait le droit”. Les Jeunes qui se mettent la pression sur notre opinion de coach… Bon, certes, il fait ce qu’il veut, il est majeur et vacciné. Mais, il est vrai que si je devais donner mon opinion de Coach… Ben… Son papa vend des petits bijoux et autres petites fantaisies devant un temple. Je suis pas chaude du tout !! J’ai envie de lui dire “Nooooon!! Nooon et re-Noooon”... mais c’est sa vie, je ne peux que le faire réfléchir, se poser les bonnes questions. “Coach, je suis capable de développer le business, je vais faire comme avec la banque. J’ai compris maintenant.”. Je ne suis pas chaude patate, ca pue le truc foireux à trois kilomètres cette histoire. Ce n’est même pas un “vrai” business. J’avais envie de lui dire : “Ton papa vend des bricoles en plastique sur une charrette mobile… Prakash, ce n’est même pas ton “dream job” !!!!! Prakash, réveille toi !”. Mais je ne dis rien. Je pense fortement seulement. Je lui dis “OK, réfléchis à tout ça, fais les pour et les contre comme l’autre fois. Entre les postes que tu as trouvés actuellement et la reprise du business de ton père. Compare tout : les horaires, les jours de repos, les revenus, l'éloignement de ta famille, l’épanouissement que tu auras,... Ecris tes idées de développement du business aussi. On en parle demain.”. Le lendemain, il revient en me disant qu’il a pris sa décision, il rentre chez lui et va faire le business plan pour développer ce qu’a débuté son père. Il est adulte. Laissons-le faire son chemin. Je suis un peu dépitée, les autres coaches aussi… On a l’impression qu’il va encore se racler les dents sur le bitume. Une fois de plus.
Quelques mois plus tard, événement sur le Green Village. Je ne me rappelle même plus lequel. Prakash arrive avec son beau polo STAR Club. Il a son énorme sourire.
“Coach, désolé j’ai travaillé comme un fou, je n’ai pas donné de nouvelles.”
“Tu as travaillé où ?”
“Dans le business de mon père!!!”
“... Oui, je sais, mais comment ça se passe alors ? Tu as fais quoi ?”
“Coach, devine combien de ventes on a fait avec les quatre dernières Mela*?” en faisant un grand sourire malicieux en mode “tu devineras jamais”...
“Je ne sais pas… 20.000 Rupees?”
Cette fois c’est lui qui se moque de moi, “Coach, on a gagné assez d’argent pour vivre pendant six mois ! On a vendu pour 1 lakh (100.000 Rupees) !!! On a multiplié par dix nos ventes !!”
Je fais un zoom sur son visage, un peu comme le jour où il m’a dit vouloir aller prier Jésus. Je ne le crois pas...
“Prakash, c’est pas possible. Tu as dû te tromper.”
“Non, non, coach, j’ai refait tout le business plan, on a de nouveaux produits. On a investi un peu et ça s’est bien vendu. Alors on a réinvesti plus… et ça marche.
Et surtout, j'ai compris Coach.”
J’avais des petites étoiles de fierté qui perlaient dans les yeux… mais j’avais du mal à y croire. 1 lakh…
“Tu as compris quoi ?”
“J’ai compris comment parler aux clients. Ici à la banque je ne voulais que faire de l’argent, j'écoutais pas les clients. Je voulais juste mettre des prix chers et avoir le plus d’argent, plus de bénéfices. Je m’en foutais qu’ils soient en colère. Aucun jeune n’aimait travailler avec nous car on leur prenait tout. Donc j’ai compris, les clients il faut les écouter. Il faut passer du temps avec chacun. Il faut les faire rire. Il faut adapter nos prix parfois. Il faut faire des cadeaux s’ils reviennent. J’ai compris ça avec la banque. Et, ça marche.”
Ta coach s’etait donc trompée Prakash. Pas de raclage sur le bitume mais un décollage en mode fusée Ariane !
6 heures à Dongargarh pour 1 million d'émotions
A l’occasion du “love” mariage (à noter qu’en Inde, la grande majorité des mariages restent des mariages arrangés, c’est-à-dire choisis par les parents) de deux de nos anciens Jeunes, Neeraj et Sakshi, je suis allée à Dongargarh. Petite bourgade à environ trois-quatre heures à l’Ouest de Raipur ou… six ou sept heures en rickshaw-bus-train-en-retard-panards ! Et encore, quand les trains passent. Mais ça c’est comme les coupures d'élec dans le Chhattisgarh… Tu sais que ça peut te tomber dessus à tout moment. Tu sais que ce serait “le pire moment” pour que ça arrive. Et, puis, d’un coup, tu n’entends plus le doux bruit du ventilateur plafond en train de sauver ton t-shirt d’un bain acido-sueur. Tu jettes alors un regard désespéré sur ton fichier en cours d’update sur ton ordi portable doté de son beau logo “LP4Y” peint à la bombe orange par les Jeunes de manière artistiquement pas très pro. Mais unique. Ton ordi datant de la donation 2010 de Capgemini, miraculeusement encore vivant, pas comme l’ordi tout neuf que tu as voulu ramener sur le terrain et qui t’a lâché après 6 mois #mybestfriendhumidity et #ilovedust… Bref, malgré son pouvoir de terminator, il s'arrête. Ben, oui, faut pas non plus croire au Père Noël, ils n’ont plus de batterie ces très chers dinosaures ! Tu bénis Google Drive d’exister et de sauvegarder tes fichiers de manière automatique.
Tout ça pour en venir aux faits qui sont que, ce jour-là, nous y allons en voiture car pas de train. Depuis le lancement du projet Green Village Raipur, je n’avais jamais eu la chance de venir ici même si presque la moitié de nos Jeunes sont originaires de cette ville. J’en ai tellement entendu parler ! Bref, trop excitée.
On part donc avec Chandrashekar, un des jeunes du batch de Neeraj et Sakshi, également invité au mariage. Il est tout beau dans sa kurta. L’habituelle classe à l’indienne, je devrais pourtant m’y être habituée mais qu’est-ce qu’ils ont la classe ces Indiens ! Les couleurs, les formes,... Ils ont du goût, y’a pas à tortiller ! Après trois heures en voiture et quelques chais pris en court de route, on arrive dans cette fameuse énigmatique ville grouillante d’incroyables Jeunes LP4Y ! J’avoue que j’ai piqué un petit roupillon #repostechnique sur la route donc s’est passé plutôt vite. Pendant ce temps, Chandra en a profité pour faire une mini vidéo de statut Whatsapp… et, sans que j’aie le temps de comprendre un poil de ce qui se passe, y’a vingt jeunes qui essaient de me contacter pour que je vienne visiter leurs familles, que j’aille au temple avec eux, que je vienne prendre le petit dej’, que je rencontre leur maman,… Chandra, devient donc mon nouvel agent “planification-mapping” de mon séjour de moins de six heures à Dongargarh !! On a passé la journée à aller de maison en maison, l’estomac au bord de l’explosion de plats préparés par toutes les mamans de chacun, le coeur débordant de milles émotions, la tête pleine de sourires, les mains accolées en “Namaste” comme aimantées, les yeux pétillants... Dois-je dire à quel point cette journée était l’une de ces journées magiques où les étoiles qui se pointent dans le coin de tes yeux ne daignent pas s'éteindre même quatre jours après ?! Incroyable, inoubliable, magique ! Les “family visits”, au-delà d'être une pratique hyper indispensable pour les coaches, sont un vrai cadeau. Vraiment. Je ne connais pas un coach qui ne revenait pas avec le coeur rempli à bloc d’une visite de famille. Certes, souvent c’est une bonne grosse claque dans ta petite tête de volontaire mais tu comprends tout, tu comprends pourquoi tu es là, tu comprends pourquoi il est là,... Ah non, pas tout en fait… Tu ne comprends souvent pas comment ils font pour être si accueillants, prêts à t’offrir un mur de leur maison au cas où tu en aurais besoin.
Et, évidemment, Prakash m’a appelée illico l'hélico. “Coach, il faut absolument que tu viennes chez moi. Ma maman veut te rencontrer. Il faut absolument que tu viennes. S’iiiiiil te plaîîîît !”. Ses parents font partie des quelques parents qui n’ont pas pu venir lors du “Family Day” sur le Green Village. Je ne les ai donc encore jamais rencontrés. Evidemment, je vais passer les voir !
Dongargarh est une petite ville de campagne indienne mais qui ressemble vraiment à une ville tout de même. Un genre de mini Raipur (Raipur fait deux fois la superficie de Paris intra-muros… pour info ! “Petite ville de brousse indienne” quoi) avec des bâtiments assez urbains en hauteur, un max de constructions pas finies, des vaches couchées en pleine route, des travaux partout, mais pas mal de grands arbres et de verdure. Dans tout ça, la maison de Prakash, est située sur le bord d’une rivière évidemment dégueulasse et dégueulante de déchets avec ce doux fumet qui me rappelle étrangement le bidonville de Tondo aux Philippines. L’odeur de plastique et de déchets domestiques macérés dans la boue devenue noire et bulleuse. C’est comme si on avait posé une maison typique 100% de village en pleine ville ! Une petite baraque à mon goût pleine de “charme”, car construite en terre “du sol au plafond” (bon, il n’y a pas de plafond en fait, c’est directement des tuiles mais vous avez compris quoi !). Mais un charme trahissant un gros manque de moyens. Une sobriété qui est belle et fait de la peine à la fois. Je suis donc entre le “Waoooouh” de “J’adore, c’est trop beau.” et le “Waaaaah” de “Vous êtes des sacrés warriors de vivre ici… surtout en pleine mousson...” . Et pourtant, c’est tellement propre, ordonné et ils ont l’air heureux, c’est sûr. a se sent. Ils ont un maxi sourire XXL scotché sur les lèvres, des pépites de soleil pleins les yeux, les mains et bras qui t’invitent à l’accolade et au serrage de main, pleins de chaleur humaine. Ils ont l’air de galérer mais ils ont aussi l’air d’avoir décidé d'être heureux. Et, je pense sincèrement qu’ils le sont. Ils se battent pour l'être.
Prakash sait que les conditions de vie de sa famille sont dures. Il m’avait déjà dit qu’il ne comprenait pas pourquoi les Jeunes se plaignaient des conditions de vie au Green Village. Que pour lui c'était vraiment bien par rapport à sa maison. Mais il a tout de même une légère gêne. Je lui dis donc directement que la maison est hyper belle et que tout est parfait. Il n’y a absolument aucun problème, je suis super heureuse d'être là. Et, c’est tellement vrai, il n’imagine pas une seconde ! Il dégaine alors son énorme sourire. Oui, Prakash a un sourire qui occupe la moitié de son visage, il faut le savoir !! Hyper communicatif.
Il nous invite dans une des trois pièces de sa maison. On traverse la “cuisine” pour y accéder. Hyper typique, comme dans les villages encore une fois. La cuisine est en fait une sorte d'avancée de quatre mètres carrés à tout casser, couverte par des bâches et quelques tuiles pour caler le tout. Au sol des réchauds en terre cuite comme faits en continuité du sol, également en terre, avec des trous sur le côté pour mettre les rondins de bois et sur le dessus un trou plus petit pour que les casseroles soient en contact avec les flammes. Ça sent le riz en pleine cuisson. Sa maman est accroupie devant les fourneaux, j’ai envie de dire “à l’asiatique”, avec les genoux au niveau des épaules. Elle se lève vite et me serrant la main avec ses deux mains, très fort, en me disant mille choses en Hindi, tellement vite et pleine d'émotions que je ne comprends rien à part des “Merci, merci, merci”. Hyper touchante. Elle boitille un peu d’un côté à l’autre en marchant, comme beaucoup de Mamans indiennes. “Souvenirs” de leurs accouchements. Elle a un léger strabisme mais un regard qui pétille, des petits cheveux en bataille et une de ces fameuses grandes robes que les femmes portent quand elles restent chez elles, qui ressemble beaucoup aux robes de chambres de nos grands-mères en France mais colorée avec des imprimés à l’indienne !
Je commence à m'asseoir sur le sol en terre humide. Prakash se met à crier en agitant les bras dans tous les sens… Il part chercher une chaise en courant. “Ah ah Prakash, je m’assois par terre des fois au Green Village, t'inquiète pas. Je n’ai aucun problème avec ça.”. Il fronce les sourcils, je le vexe très clairement. Il n’accepte pas du tout que je m’assois par terre. Pourtant tous les Indiens mangent et discutent en tailleur sur le sol ici ! Mais, je suis étrangère et, en plus, on est les “invités”. Ça ne se fait pas ! Le sens de l’accueil et le respect pour les invités m'étonneront toujours. C’est gênant mais tellement indien à la fois. Ça me rappelle Ashish, un de nos coaches locaux. Il dégaînait des chaises plus vite que son ombre, tu n’avais pas le temps d’initier le mouvement de pliure de genoux que la chaise était déjà apparue comme par magie et tu sentais même une mini pression derrière les genoux pour être sûr que tu te mettes bien dessus.
La pièce devient sombre, il est 18 heures passées. Prakash va donc dehors dans la cuisine, il retire deux petits câbles enfoncés dans une prise électrique noircie de fumée de cuisson et attachée au mur par un enroulé très artistique de fils de fer. Il prend ensuite deux autres câbles, il les met dans la prise, il regarde dans notre direction mais l’ampoule ne s’est pas allumée. Il met donc un des deux câbles entre ses dents pour dégainer un peu plus le câble électrique, tordre et retordre le cuivre puis il ressaie. Une petite lumière apparaît. L’ampoule est placée exactement entre la pièce où nous sommes (qui est la pièce où ils mangent pendant la journée et la “chambre” des parents la nuit) et la pièce d'à-côté qui est la “chambre” de Prakash, sa soeur, son petit cousin et sa tante. Comme ça, pas besoin de deux ampoules, une seule suffit pour donner un peu de clarté aux deux pièces. Deux en un comme on dit ! Ces deux salles sont presque vides avec des murs et un sol en terre, une natte enroulée dans un coin de la pièce et quelques babioles posées sur des étagères.
Prakash part dehors, Chandra est au téléphone, le Papa cuisine de la “poha”, je me retrouve donc seule avec la maman de Prakash. Elle me regarde avec un sourire ineffaçable, elle n’ose pas me parler mais je sens qu’elle à mille choses à me dire ! Je la remercie de m’accueillir chez elle et je la félicite sur sa maison belle et propre dans mon hindi approximatif. Aussitôt, elle m’attrape la main en la serrant dans un signe de ‘Namaste” et en la portant à son coeur. Puis, elle se met à me parler, me parler, me parler,... Je ne comprends pas tout car il y a un mélange d’hindi et de chhattisgarhi (le patois local) mais elle me dit qu’on a changé leur vie. On a changé la vie de ses enfants. Elle est tellement fière. Sa fille est presque la seule du quartier à encore avoir un travail alors que c’est le confinement (deuxième ou troisième confinement dû a la pandémie de coronavirus en juillet 2020). Elle a réussi à le garder. C’est la seule ! Ce n’est pas assez pour bien vivre mais ils ont quand même de la chance par rapport à d’autres qui n’ont plus rien du tout. Elle est tellement fière que ses enfants aient réussi. Elle ne pensait pas que ce soit possible. Elle et leur papa n’ont jamais été à l’école alors ils ne pensaient pas que leurs enfants auraient un travail comme ça ou saurait développer leur business comme ça. Ça a changé leur vie. Ils font même construire des toilettes-douches. Elle a des larmes pleins les yeux en me disant tout ça. Moi aussi, je suis trop émue. Elle part chercher quelque chose sur l'étagère dans le coin sombre de l’autre côté de la pièce. Elle décroche un petit porte-clés avec un petit ours en plastique et une boule de poils aux couleurs du drapeau indien et elle le met dans le creux de ma main en appuyant dessus manière de dire “Tiens, c’est pour toi”. Je suis gênée mais touchée à la fois. De toute façon, je n’arrive plus à parler après ce qui vient de se passer. Moment hors du temps.
Prakash revient. Il me demande ce qui se passe en nous voyant toutes les deux avec les yeux brillants et deux immenses sourires sur nos visages. Je lui dis donc que sa maman est vraiment très touchante, qu’elle est très fière de lui. Il lui lance alors un grand sourire complice en inclinant la tête comme il le fait souvent. Ils sont tellement beaux. Son papa arrive avec la casserole remplie de poha**. Son petit cousin et sa tante viennent aussi. Depuis que je suis arrivée je vois que son cousin n’ose pas m’approcher mais on arrive quand même à communiquer via des petits jeux de regard. Il doit avoir huit ans. Prakash m’explique que c’est le fils de sa cousine. C’est la première fois qu’il voit “une blanche”, donc il est intrigué. Il est né avec un petit handicap donc elle n’a pas voulu ou pu le garder. Du coup, la famille de Prakash l’a recueilli et sa maman l'élève. Sa tante aussi a ce même handicap, elle n’a donc jamais pu se marier. La famille de Prakash a donc décidé de l’accueillir aussi pour ne pas qu’elle vive seule.
Il faut que nous partions au mariage. J’ai le coeur rempli de belles choses. Comment vais-je faire pour sélectionner et ne noter que trois “moments coeurs” dans mon carnet ce soir avant de dormir ?
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* Mela = marchés locaux; fêtes forraines organisés lors des festivals en Inde
** Poha = plat indien à base riz battu
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