Priya
- Gaelle Muraca
- Oct 8, 2020
- 7 min read
Updated: Oct 10, 2020
Un lundi matin
Lundi matin, 8h55. "Il fait beau, il fait chaud" comme le dit la chanson ! A ma petite habitude matinale (et énorme plaisir, j'avoue !), je pars faire le tour des micro entreprises des Jeunes de ce fabuleux Green Village Raipur (OK je ne suis pas du tout objective !!) pour les aider à se lancer. Et accessoirement, mettre un petit coup de pression aux retardataires encore occupés a se pomponner devant les miroirs des dortoirs. Le petit coup de peigne sur la chevelure brillante d'huile d'amande ou le trait de "kajal" (crayon noir) en cours de finition pour les filles. Je vous le confirme : vous êtes bien en Inde, aucun doute!
C'est leur jour de Briefing. Dans quelques minutes, ils seront tous ensemble à cogiter sur ce qu'ils ont fait la semaine dernière, leurs objectifs de la semaine, qui fait quoi, comment, quand, avec qui... Oh oui, j'adore ! Il y a une petite excitation dans l'air : on commence la semaine, y'a pleins de projets en cours, on n'a pas réussi à tout terminer la semaine dernière donc faut pas se rater cette semaine, le team leader sue un peu... Patati patata ! C'est trop beau de les voir galérer comme ça. C’est surtout trop beau de suivre le changement qui s'opère en douce, sans même qu’eux ne s’en rendent compte. De semaine en semaine, ces deux ou trois heures de "galère d'orga" deviennent de la confiance, du travail d'équipe, du challenge... J'adore, je vous dis : J'ADORE !!
J'arrive dans l'entreprise Growth Makers. Les bleus marines ! Cette équipe nous impressionne pour sa motivation, pour son professionnalisme et pour son investissement depuis le début du batch... Ils nous “épatent le mille pattes”, y’a pas d’autres mots. Cette équipe est en charge de tous les travaux de préparation du terrain avant de commencer les futures constructions du Green Village. Pas facile comme "petit business" car basé sur des commandes ou projets qu'on leur demande au fur et à mesure, hyper différents les uns des autres, demandant des compétences très variées avec donc des sous-traitants à trouver, des prix à négocier, des deals à sceller! Et, ce n'est pas pour faire des cadres en bambous !! Non, non, c'est plutôt du "high level" les cocos ! Leur premier projet "pour se faire les dents" était de connecter le terrain (complètement vierge) à l'électricité #bonnechancelesamis! Quand je repensais à mes 143987 tentatives de connexion au réseau du Green Village Calauan, j'avais la douce impression qu'on les envoyait au casse pipe. Et ben, un mois après j'hésitais à les envoyer sur le GV Calauan pour faire les démarches et le connecter parce que c'était FAIT ! Aller à la mairie pour demander les démarches à suivre, revenir bredouille, aller voir le bureau de l'électricité du coin, revenir un peu moins bredouille (mais toujours quand même), faire passer un premier électricien, attendre un devis, ne jamais le recevoir, inspirer par le nez, expirer par la bouche, le harceler, ne pas avoir de réponse, faire passer un deuxième électricien, réciter chaque matin son “Ommmm”, refaire visiter le terrain, réexpliquer la situation, re-attendre ... Bref, 1 mois plus tard, le terrain avait un poteau temporaire (certes, complètement de traviole car le sol était, comme prévu, très argileux et instable !) mais avec sa petite boîte contenant les disjoncteurs et compagnie... qui amenait l'électricité !!! Chapeau bas !
Me voilà donc avec les cinq jeunes de Growth Makers. Chandrashekar, le team leader m'explique ce qu'ils pensent faire cette semaine. Tout à l'air de rouler. Nickel ! Mais au bout de quelques minutes, Priya part en pleurs dans le dortoir des filles. Elle est inconsolable, elle répète qu'elle mérite pas de rester, que c'était sa responsabilité et qu'elle n'y est pas arrivée. Elle veut partir. OK... Relax Max ! J'appelle donc Bhagyashree, sa coach pour faire un petit point et comprendre ce qui se passe. Comme chaque lundi, en tant que Responsable Finance, elle a compté sa caisse pour vérifier qu'elle a bien le même montant que vendredi soir à la fermeture de l'entreprise. Petit Hic : il manque 1000 GRN ('Greens' : la monnaie locale du Green Village). Elle a recompté quinze fois. Il manque 1000 GRN. La caisse n'était pas fermée et est restée tout le samedi, journée de Guidance, avec une trentaine de jeunes aux alentours... Bref, quelqu'un s'est donc servi histoire d’arrondir son indemnité hebdomadaire ! Priya propose de rembourser avec ses "savings" (épargne qu'elle cumule avec l'indemnité qu'elle reçoit chaque semaine) mais elle veut surtout partir car selon elle "elle n'a pas réussi, elle n'a pas été à la hauteur de la responsabilité qu'on lui a donnée". Priya n'a jusque-là eu absolument aucune déduction sur son indemnité car toujours superbement à l'heure, son uniforme est toujours au top, son portable reste rangé pendant ses heures de travail, elle est respectueuse, … Sans parler de sa motivation de "maboule" (appelons un chat = un chat !), toute calme mais efficace, qui pose des questions quand elle ne comprend pas, prend en compte les commentaires dans la seconde. Une nana qui se donne quoi ! Bref, une jeune absolument irréprochable.
Family Day
Magnifique, incroyable, inoubliable journée de fou !!! Ce deuxième Family Day était encore une réussite ! Tellement de familles sont venues de toutes parts du Chhattisgarh pour assister parfois à seulement deux ou trois heures de l'événement. C'était fou ! Voir leurs enfants témoigner devant cent personnes en anglais, présenter leurs "responsabilités", expliquer ce qu'ils ont appris, faire visiter "leurs petites entreprises". Un véritable show-off de leur confiance en eux qui est parti en fusée... Oui, ce sont huit heures décrocheuses de sourires tripartites = famille, Jeunes, coaches. Boum ! Strike ! Un petit melting pot de fierté et de surprise.
Après cette journée, en général, tous les Jeunes sont K.O. mais avec un espèce de sourire ineffaçable aux lèvres même si leurs familles n'ont pas pu venir ou qu'ils n'ont simplement pas de famille. En général, autant les autres jeunes que les coaches, nous "faisons en sorte que" et les Jeunes ont leur place malgré tout. Les parents qui ne sont pas les leurs les invitent systématiquement sur les photos de groupe et les prennent dans leurs bras. Mais, trop de mouvements, de gens, de tout... Personne n'a vraiment remarqué que Priya n'était plus au milieu du groupe.
A 22h, couvre-feu, les Jeunes vont dans leurs dortoirs pour un repos bien mérité. Bheemsen, un des formateurs appelés "soft-skill trainers", vient alors me voir en m'expliquant que Priya a pleuré pendant plusieurs heures en fin de journée. Non pas parce que sa famille n'était pas là mais parce qu'elle pense nous avoir trahis. A quelques semaines du début des trois semaines de recherche de travail à plein temps, elle veut partir, car elle ne nous a pas "tout dit" sur elle. Elle s'en veut. Elle se sent malhonnête. Elle ne mérite pas d'être ici. Elle ne mérite pas notre aide. Elle n'est pas celle que nous croyons. Bheemsen m'explique donc qu'après beaucoup de pleurs et de phrases incompréhensibles du genre, elle a fini par expliquer qu'elle n'a plus de famille car ils ne veulent plus la voir. Decouverte totale, autant pour lui que pour moi... Elle n'en a jamais parlé en individual talk. Pourquoi ? Elle a été rejetée par sa famille car elle a eu un petit copain et que les voisins l'ont "balancée" à sa famille. La honte suprême, le déshonneur ... Bref, elle n'est pas arrivée ici par “la copine d'une copine qui avait entendu parler du centre et qui lui a conseillé de venir” comme nous le pensions tous. Non. Elle en a entendu parler par hasard par des voisins. Elle a su que c'était résidentiel et qu'on aidait à trouver un travail. Du coup, elle aurait donc un toit pour trois mois et aurait une source de revenus pour vivre "seule et autonome" après ces trois mois : le rêve.
L'irréprochable Priya
Priya a donc caché et enterré au plus profond d'elle pendant toutes ces semaines et mois ensemble, à tous les Jeunes et tous les coaches, une tristesse et une colère qui lui écrasaient le coeur. Mais elle restée irréprochable, calme, déterminée chaque jour. Pas une erreur. Pas une baisse de motivation. Le seul mini signal d'alerte a été cette histoire de cashbox où elle perdait pied parce que l’incident remettait en cause la confiance qu’on lui portait et qu’elle ne se sentait pas transparente. Et il aura fallu attendre la presque fin de la formation pour qu'elle craque et ait assez de confiance en son trainer pour lui confier tout ça, pour se libérer de ses "mensonges" qui la rongeaient.
Les individual talks avec sa coach, Bhagyashree, qui ont suivi ont montré à quel point nous n'avions pas réussi à cerner qui était Priya. Derrière son allure de "parfaite" se cachait bien des choses.
Priya a expliqué sa "vraie vie". Bhagyashree est revenue les larmes aux yeux en me disant qu'elle était désolée mais qu'elle n'avait pas su rester "neutre" face à tout ce "mal". Priya a été ligotée sur une chaise avec une corde pendant toute son enfance, jusqu'à ses 12 ans. La seule raison qu'elle suppose à cela est que son père ne l'aimait simplement pas. Son père aimait énormément sa grande soeur mais pas elle. Il ne la désirait pas... mais elle est née, elle était maintenant là et ça le gênait. Sa grande soeur, préférée de son papa, a finalement été mariée de force à un homme qu'elle ne souhaitait pas... Elle ne le souhaitait tellement pas qu'elle s'est suicidée peu de temps après le mariage. Triste événement qui a "libéré" Priya de ses cordes a priori.
Bhagyashree, sa coach, a réalisé qu'elle ne l'avait jamais particulièrement "priorisée" parmi toutes les autres filles car elle était irréprochable. Autant dans son comportement que dans son travail, ses efforts... Elle a même toujours été un pilier pour les autres, à les supporter pendant les coups durs. Les autres filles montraient clairement beaucoup plus de lacunes, un besoin plus perceptible. Alors, les individual talks étaient plus fréquents avec les autres. Naturellement.
Une sacrée leçon de vie. Elle avait toutes les raisons d'être instable, de ne pas être motivée, de craquer, d’être jalouse de toutes ces belles “familles” regroupées lors de la Family Day… mais elle avait décidé que non. Non. Elle se sentait seulement rongée par le mensonge etablit, un peu malgré elle, avec sa nouvelle famille, la “GV family”. Elle a donc “craqué” pour plus de transparence. Et, elle n'est plus Priya la petite fille ligotée et maltraitée toute son enfance, ni Priya la jeune fille jetée à la rue par sa famille. Non, certainement pas. Elle est Priya la jeune fille qui se construit un avenir autonome, stable, avec une nouvelle famille composée de 29 jeunes, le “Batch 3”. La vie est définitivement une question de choix. Faire le choix de se battre, de regarder devant, d’y croire.
C'était aussi une belle leçon de coaching. Le modèle pédagogique LP4Y est basé sur l’apprentissage par l'expérience. He ben… Pour nous aussi, les coaches. Tu nous as offert une vraie expérience d’apprentissage Priya.
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